L'ENTRE

« verrous ouverts »

La mécanique de l'entrevers transparaît dans la mécanique de certaines dérives et récits de voyage.
Cette mécanique nous la nommons "verrous ouverts". Ce syntagme janusien (Janus : dieu romain à deux visages tournés en sens contraires) regarde dans deux directions opposées à la fois ("vers où - où vers") et peut être lu dans les deux sens (palindrome). Il exprime la multiplicité simultanée de directions possibles et opposées, et porte la marque du pluriel afin que la symétrie ne soit pas parfaite, et qu'au sein même de cette expression persiste un déséquilibre dynamique.

Le récit type "verrous ouverts" est souvent un faux récit de voyage, et un vrai texte robotique, qui met en jeu l'ascendant du "et" sur le "est".
La conjonction « et » y pourrit et supplante le verbe être, la virgule y nique le point, origine et fin n'y sont qu'accidents sans signification particulière.
"Le « et » est une forme très spéciale de toute conjonction possible, qui met en jeu une logique de la langue. Il met en question le primat du verbe être." (*)

Il s'agit d'un mécanisme sans issue autre que le mouvement, en lequel il n'y a pas d'arrivée possible, en lequel aucune arrivée n'est possible, mais uniquement d'autres déplacements.
Ce mécanisme tire sa vitalité du mouvement, et le mouvement est son unique issue.
Dans cette recherche de mouvement, il y a une recherche de remède. Le mouvement y est à la fois centripète et centrifuge, vers l'intérieur et vers l'extérieur, dans le présent, la mémoire et la projection future, dans le dehors et l'intime.
Cet état permanent de déplacement vers l'inconnu esquisse la figure dynamique de l'ENTRE, qui se nourrit de l'intervalle, du moment d'hésitation, du non-fini, du transport, de l'indéterminé.

Cette dynamique a un sens sexuel (un trou sexuel crée un potentiel dynamique, un différentiel d'énergie qui « me » fait avancer ; un trou sexuel crée un déséquilibre dans l'espacetemps -dans « mon » espace-temps-, un différentiel qu'il faut combler, compléter, pour équilibre ; équilibre précaire, fuyant, se dérobant, ne pouvant être approché que de façon asymptotique), mais également métaphysique.



Frôlement d'entres
« La chaleur était étouffante, il passait sans cesse d'une salle à l'autre, afin de trouver un peu de fraîcheur. De la cuisine à la chambre, de la chambre à la cuisine, rien n'y faisait : il faisait aussi chaud dans l'une que dans l'autre, aucune n'était préférable. Pourtant, à de brefs moments, un sentiment de soulagement l'envahissait, et disparaissait aussitôt. Il passait sans cesse d'une salle à l'autre, pour tenter d'identifier ce moment de fraîcheur qui disparaissait aussitôt. D'une salle à l'autre, d'une salle à l'autre. Enfin, il comprit : l'endroit le plus frais n'était pas l'une ou l'autre salle, mais le point de jonction entre les deux, c'était sous la porte, au milieu, qu'il lui fallait s'arrêter, c'était au milieu qu'il se sentait le mieux, là où il ne pouvait s'arrêter, se poser et s'allonger, faute de place. Il souhaita que son appartement ne fût composé que d'un amoncellement de tels milieux, un amoncellement d'entre-pièces, un entassement de dessous de portes. »

Note sur les séries TV et le « et »
Pendant longtemps, la forme « série télévisée » proposait un type de stase, d'éternel recommencement sur la base d'infinies et infimes variations itératives [exemples : Star Trek, Magnum].
Aujourd'hui, certaines séries TV [exemple : 24, Prison Break] portent à incandescence la notion de dynamisme, d'enchaînement : ce qui importe n'en est ni le début ni la fin, mais le mouvement, l'entre, un mouvement qui porte toujours le regard furieusement un peu plus loin, le pas toujours en avant.
Ce type de série TV illustre le "et" qui repousse tant qu'il l'est possible le point final, l'achèvement (tant que les audiences le permettent). C'est une stase feuilletonesque de perpétuels enchaînements, rebondissements, qui espèrent ne jamais finir (sans viser le réalisme, la véracité), et pour cela cherche à plonger le spectateur dans un état d'addiction par de nombreux subterfuges, afin de perpétuer un atermoiement illimité.
[Cf. également : « Machines : Le surscénario overwrité, d'Antoine Boute »]

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(* Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1997, p.124)

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